Vendredi 18 octobre, coup de fil
de mon père. Le plus âgé de ses frères est à l'hôpital.
"Il n'y a plus d'espoir" me dit mon père. Au téléphone, il ne pleure pas. Je lui dis qu'étant donné que je ne travaille (toujours) pas, on peut partir le lendemain pour lui dire au revoir, à Tonton L.
Le lendemain matin à 8h00, mon père m'a rappelé pour me dire que c'était trop tard, qu'il était mort peu après minuit.
Nous avons pris la route le mardi suivant. Monter à Nantes, on a toujours utilisé cette expression, toute la famille. Même nous, qui vivions en région parisienne, donc au nord. "On monte à Nantes". Quand nous ne descendions pas en Guadeloupe, nous montions à Nantes. Tous les cousins. Nos parents restaient quelques jours et puis nous laissaient là, pour retourner travailler. Certaines années, nous étions une vingtaine d'enfants dans cette maison de plain pied de 4 chambres. Je ne me rappelle pas comment on réussissait tous à dormir, mais nous dormions. Une sorte d'énorme fratrie d'enfants de 3 à 20 ans.
Et Tonton L. au milieu, donc nous avions une trouille bleue. Tonton L. avait le droit de nous gronder même si notre père était là. Tonton L., on l'appelait par son nom de famille, notre nom de famille, tellement il en imposait.Tonton L. faisait la sieste tous les après-midi et gare à nous si nous faisions trop de bruit. On ne réveille pas Tonton.
Sa maison était toujours ouverte, comme en Guadeloupe. C'est dans cette maison qu'a eu lieu la fête de mon baptême : quatre jours de fiesta, copieusement arrosés, avec un barbecue géant et une énorme pièce montée en mon honneur. La vérité c'est que sortie de l'église, plus personne n'a pensé au baptême, ni à moi : manger, boire et danser, ça se passe comme ça les baptêmes en Guadeloupe et c'est un peu de Guadeloupe que Tonton L. avait recrée chez lui cette année là. J'avais 4 ans, c'était en 1986.
Après 3h30 de route, j'ai retrouvé la maison, rien n'avait changé. Je suis descendue de voiture et j'ai eu ce geste bizzare, un petit mouvement de recul en pensant qu'un très gros chien allait me sauter dessus. Mais aucun chien n'a sauté, le grand Flipper, le berger belge, est mort depuis des années. J'ai serré ma tante dans mes bras, très fort mais nous n'avons pas pleuré. Mon cousin et ma cousine ça faisait des années qu'on ne s'était pas vus. Les études, la distance, la vie, les enfants... Je ne porte plus de tresses et mon cousin François me fait remarquer que plus jamais il ne pourra chambrer mon absence totale de poitrine. On a ri, beaucoup ri.
"Est-ce que tu te rappelles quand j'avais fait faire un saut périlleux à ta soeur et qu'elle a cassé la lampe ?"
"Et quand on a mangé les pêches pas mûres ? Dis donc, on a passé la nuit à se relayer aux toilettes !"
"Et l'année où on a tous eu des poux sauf toi Nanette et ta soeur non plus n'en a pas eu !"
Je me suis rappelé de tout. Des bains que nous prenions trois par trois pour économiser l'eau. Des plus grands des cousins, ados, qui se levaient à 15h00 pour prendre le petit déjeuner.
Des coiffures improbables que nous faisaient ma tante et des cousins qui nous charriaient : "tu ressembles au Golgoth 56, ahahaha !"
On a bu un thé et mon cousin nous a proposé d'aller voir Tonton, dans sa chambre mortuaire.
Il avait le même visage que le Tonton de mon enfance, quand il dormait dans sa chambre toute sombre. C'est ce que je voulais, qu'il ressemble à ce qu'il était vivant.
Ce soir-là, on s'est couchés à 3 heures du matin. Des cousins, plus ou moins éloignés sont arrivés jusque tard dans la nuit et comme avant, la maison s'est étirée, étirée... Tout le monde a réussi à dormir, un peu partout.
Le lendemain, il a fallu dire au revoir pour de vrai. Embrasser son front, toucher sa main, prier, faire un signe de croix. Ecouter mon père, si triste que son frère ne puisse pas reposer en terre de Guadeloupe, près de leur mère dans le caveau familial. Tenir sa main, très fort.
Le cercueil est entré dans l'église sur un air de GwoKa. Spontanément, nous avons tous chanté cette chanson ancienne, aux rythmes des tambours :
"Elwa-o, si ou ka vwayagé, bénédisyon di syel Elwa, si ou ka vwayagé..."
(Eloi, si tu voyages, bénédiction du ciel Eloi, si tu voyages)
Je vous jure, sur ce que j'ai de plus cher, que c'était beau. Il aurait aimé ça, l'hommage. C'est la plus belle messe à laquelle j'ai assisté de toute ma vie.
Je crois que j'ai pleuré pour Tonton et pour plein d'autres raisons. J'ai pris conscience que je pouvais perdre mon père, un jour. Que ça serait moi un jour, au premier rang dans l'église. Et que mes enfants un jour, me perdraient aussi.
De retour à la maison, on s'est tous servi un ti punch, même Papa qui n'y a pas droit. A sa santé. Il n'y a plus eu de larmes du tout. On s'est rappelé encore et encore qui il était.
Nous avons réalisé, tous, qu'occupés à vivre nos vies, nos moments de retrouvailles se résumeraient à ça : enterrer nos anciens.
Nous n'avons pas envie de ça, alors nous avons promis de nous revoir en décembre. Et souvent. Comme avant dans la grande maison de Tonton L.
C'est ça qu'il nous aura laissé, le retour du sens de la famille.